Il y a quelques semaines, je prenais un verre avec un gars plus jeune, 25 ans. Une rencontre douce, pleine de confidences spontanées, comme on en fait parfois tard le soir dans un bar. Il me parlait de son coming out, de ses crises d’anxiété, de ses relations éphémères et de sa difficulté à s’attacher. Puis, au fil de nos échanges, je mentionne Harvey Milk.
Rien. Silence complet. Il m’a regardé comme si j’avais parlé d’une marque de café. Pour tester, j’ai enchaîné : Stonewall ? Même regard. ACT UP ? Il a froncé les sourcils : « J’ai déjà vu des t-shirts avec ça dessus… C’est une marque ? » Je n’ai pas levé les yeux au ciel. Je ne me suis pas roulé par terre en hurlant au drame générationnel. J’ai juste souri, en pensant qu’on a un sérieux problème de mémoire collective.
Je ne veux pas jouer au vieux sage. J’ai 35 ans, cinq cheveux blancs, et je perds beaucoup trop de temps sur Instagram pour donner des leçons. Je suis d’une génération qui n’a pas eu besoin de se battre pour ses droits civiques, qui peut veiller dans le Village sans craindre une descente de police. Je peux aimer qui je veux, me marier ou adopter un bébé qui me réveillera à chaque heure de la nuit, si ça me tente. Mais quand je regarde autour de moi, les queers de mon âge et plus jeunes, je sens une ignorance troublante de notre passé.
Ce n’est pas propre à la communauté LGBTQ+, mais ça nous atteint plus fort parce qu’on n’a pas, comme d’autres groupes, de transmission familiale. C’est là le coeur du problème. Un juif grandit avec l’histoire de son peuple. Un enfant noir hérite des luttes de ses ancêtres. Mais nous, on naît généralement dans une famille hétéro qui ne sait rien de notre histoire. On doit souvent tout découvrir seuls.
Au secondaire, j’ai appris la Révolution tranquille, les luttes féministes au Québec, les noms comme René Lévesque et Thérèse Casgrain. Mais jamais, à aucun moment, on ne m’a parlé des gens qui avaient saigné pour que je puisse aimer sans me faire cracher dessus. Pas une seule ligne dans les manuels. Je les ai découverts, dans un vieux documentaire mal traduit, en fouillant sur Internet ou à travers des rencontres avec des queers plus âgés. C’était avant YouTube et les réseaux sociaux.
Évidemment, cette transmission ne repose pas que sur les épaules des aînés. Beaucoup ont payé trop cher leur visibilité, et je comprends leur pudeur, leur fatigue. Certains sont morts avant même d’en avoir la chance. Et d’autres n’ont tout simplement jamais eu le temps ni l’espace pour transmettre.
Cela dit, les plus jeunes ne sont pas complètement démunis. Jamais l’accès à l’information n’a été aussi simple. Trois clics suffisent pour tout savoir. Notre histoire queer, autrefois clandestine, est maintenant accessible, documentée, archivée. Encore faut-il vouloir s’y intéresser.
Soyons honnêtes : ce n’est pas juste la génération d’aujourd’hui. Je doute que les jeunes gays des années 90 connaissaient vraiment les luttes des années 60, et ainsi de suite. On a toujours eu ce problème de transmission, parce qu’on n’a jamais pu compter sur la famille ou l’école pour nous raconter notre histoire. On a dû se construire seuls, en grappillant ce qu’on pouvait, quand on le pouvait.
Récemment, j’ai visité les Archives gaies du Québec. J’ai feuilleté des tracts jaunis, des photos de manifs oubliées, des lettres presque effacées. J’étais là, avec mes gants blancs, à lire des fragments de vies qu’on a réussi à préserver. J’avais l’impression de fouiller dans une mémoire qui aurait pu être la mienne, si j’étais né un peu plus tôt. Ça m’a remué plus que je ne l’aurais cru. Ce lieu devrait être un passage obligé — pas par devoir militant, mais pour ressentir ce lien, viscéral, avec celles et ceux qui ont marché avant nous.
Et cette mémoire, il ne faut pas la repeindre en rose. Notre histoire n’est pas parfaite. Certaines drag queens ont été rejetées par des gays qui se disaient « respectables ». Des lesbiennes ont été mises à l’écart. Des personnes trans ont mené des luttes sans jamais être reconnues. Notre histoire est faite de tensions, de frictions, de contradictions. Et c’est justement pour ça qu’elle est précieuse. Pas pour ériger des statues, mais pour comprendre d’où l’on vient. Pour ne pas répéter.
Je crois aussi qu’il faut arrêter de mépriser ce qui nous précède. Il y a une tendance grandissante à vouloir tout déconstruire — parfois même ce qui nous a sauvés. J’entends parfois que les Prides sont devenues trop commerciales, que les symboles sont dépassés, que les combats d’hier n’ont plus rien à voir avec aujourd’hui. C’est peut-être vrai sur certains aspects. Mais ce n’est pas une raison pour faire table rase. Ce sont ces combats, ces symboles, même imparfaits, qui nous ont permis d’être là. On peut les critiquer, bien sûr, mais on peut aussi leur dire merci.
Tout ça me travaille, pas par nostalgie ou parce que je veux qu’on se mette à genoux devant notre passé. Simplement parce que l’ignorance est dangereuse. Elle n’est pas arrivée par accident. Elle est le fruit d’un système qui a voulu nous effacer. Ne pas connaître notre histoire, c’est risquer de refaire les mêmes erreurs. C’est croire que nos droits sont garantis à jamais. Alors qu’ils peuvent disparaître, vite, si on baisse les yeux trop longtemps.
Je ne dis pas qu’on doit devenir historiens ou militants, ni qu’on doit vivre dans le passé. Je dis juste : souvenons-nous. Parce qu’un jour, ce sera à nous de raconter. Et si on n’a rien retenu, qu’est-ce qu’on va transmettre?
La lecture de cette chronique me met en joie pour la journée. Il se trouve que je suis ce que d’autres nomment un « militant historique » d’outre-Atlantique… Et je bats un peu ma coulpe de ne pas avoir -encore- entrepris ce travail de transmission. Mes engagements anciens sont ma plus grande fierté. Avec aujourd’hui mon enfant. Ils m’ont aussi beaucoup coûté et ont fortement impacté mes vies familiale et professionnelle. Mais je n’oublie pas ce passage de témoin nécessaire. Je m’y emploierai sitôt notamment que mon petit Harvey sera en âge de le recevoir…
Merci, cher Nicolas, pour votre belle et précieuse chronique.